Le sumud palestinien : un peuple entre exil et résistance
Bienvenue à vous ! Nous sommes l’Association Belgo-Palestinienne et plus particulièrement sa locale néo-louvaniste. Des étudiants ,mais avant tout une bande de potes parti.es en Palestine il y a déjà trop longtemps. Une bande de potes qui a voulu vous raconter le récit de son voyage, qui veut témoigner de ce qu’elle y a vu, de ce qu’elle y a vécu. Une bande de potes pour laquelle la Palestine occupe et occupera toujours une place particulière dans son cœur.
Vous l’aurez compris, il s’agit moins ici de porter et de défendre un propos politique que de vous transmettre des expériences de vie. Le retour en Belgique a d’ailleurs été compliqué pour beaucoup d’entre nous. L’incompréhension était douloureuse face à nos familles ou nos ami.es qui minimisaient les souffrances, nous disaient d’être plus réalistes, plus équilibré.es, nous disaient que c’était sans doute plus compliqué que cela. Que ce n’est jamais « tout noir » ou « tout blanc ». Effectivement, mais il y a aussi des gens qui souffrent plus que d’autres. Il y a les occupants qui imposent l’apartheid, et les occupés qui la subissent. Délivrer des chiffres, des faits, des récits froids et objectifs, nous l’avons fait. Ce n’est pas suffisant, pas satisfaisant et surtout, ça ne fonctionne pas ou trop peu. Si nous avons compris quelque chose durant ce voyage, c’est qu’il faut aussi défendre son droit à la sensibilité et à la compassion. C’est ici tout le sens de notre démarche. Parce que nous sommes humains, faillibles, et que nous voulons le rester. Parce que seul le partage mène à la discussion.
L’exposition que vous vous apprêtez à visiter vous posera sans doute plus de questions qu’elle n’y répondra, et c’est tant mieux. Que vos esprits, que vos cœurs virevoltent entre ces histoires réelles et ces réalités racontées. On ne vous demande pas de vous positionner ou de trouver des solutions. On vous propose seulement d’imaginer, de ressentir et d’écouter. Après seulement, nous discuterons.
Un grand merci au Point Culture pour son accueil. Un grand merci à l’ABP fédéral qui nous a accompagné durant ces différentes missions et qui a rendu cette expérience possible. Un grand merci à toute l’équipe qui s’est démenée pour que cette expo voit le jour. Et un merci particulièrement chaleureux et solidaire pour toutes celles et ceux que nous avons croisé en Palestine et qui ont fait de ce voyage une expérience unique, inoubliable.
Free Palestine,
L’Association Belgo-Palestinienne LLN
1) Jérusalem – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Découverte de l’ambiance de Jérusalem, ville empreinte d’une atmosphère bien particulière. Elle est magnifique, la lumière dorée du sud se reflète sur les pierres couleur sable de la ville. Le brouhaha des commerces qui ouvrent s’élève de plus en plus dans les petites rues. On émerge doucement réveillé par les arômes de ce café au gout amer si caractéristique. On découvre la ville : mur des lamentations, esplanade des mosquées, saint-sépulcre… Le centre historique est divisé en 4 quartiers : musulman, arménien, chrétien et juif. Ils sont facilement reconnaissables car très différents.
Cette ville dégage un truc que je n’ai jamais senti ailleurs, comme s’il y avait quelque chose de tangible dans l’air, une pression. Peut-être parce que c’est Jérusalem, haut lieu d’histoire et de pèlerinage pour tous les croyants du monde. Peut-être parce que c’est ici que les cultures s’entrechoquent sans se mélanger. Peut-être parce que je sais ce que représentent ces militaires à chaque coin de rue. Peut-être parce que cette ville est aussi belle que cruelle. Peut-être parce que je l’aime autant que je la déteste.
Clara, 22 ans
2) Jérusalem – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
L’avion se pose. Il est 4h du matin à Tel Aviv, nous sommes arrivés par groupe de 5 maximum pour ne pas éveiller les soupçons. On ne peut pas aller en Palestine, c’est dangereux disent-ils. J’avais sorti mon plus beau polo, mes ray-bans et mes baskets blanches pour avoir l’air d’un jeune qui irait faire la fête sur les plages de sable fin de Tel Aviv, ou nager avec les dauphins dans la mer morte à Eilat. C’est en tout cas l’histoire que j’avais préparé si jamais j’étais interrogé par un douanier. J’avais la boule au ventre, mais finalement le douanier me laissa passer sans me poser la moindre question, sans même m’adresser de regard suspicieux. Mission accomplie, mais j’étais presque déçu, on avait répété les interrogatoires avant de partir, j’avais travaillé mes répliques, j’avais travaillé mes répliques de répliques. J’avais même préparé mon guide du routard avec des post-it posés aux pages correspondantes à mon récit. Bref, tant pis. Ou tant mieux en fait, pas envie de fouille au corps, pas envie d’interrogatoire trop poussé. Encore moins envie de me retrouver dans un avion, retour Belgique pendant que mes potes sont là, en Palestine. On prend le bus pour Jérusalem, on est claqués mais on apprécie ces paysages nouveaux avec ces collines qui tutoient les nuages et ces oliviers qui caressent le vent. Le bus nous berce des sursauts de la route, on se laisse porter. Après seulement 30 minutes, on arrive près des portes de la vieille ville, on devra juste prendre un tram. On sort, on prend nos valises Clara tente d’aider une personne âgée en prenant la sienne dans le coffre. Premier faux pas. Engueulade en hébreu, une langue qui nous est complètement inconnue. On ne comprend rien à ce qu’il se dit, on ne comprend rien à ce qu’il se passe. Les yeux de Clara hurlent de panique. Le réveil est brutal. On comprendra plus tard que c’est parce qu’elle avait touché la main de ce monsieur qu’il s’était énervé. C’est apparemment interdit chez les ultra-orthodoxes. Oups… Nous ne sommes pas encore au fait des coutumes locales. On prend le tram, puis on s’octroie une courte ballade dans la vieille ville avant d’aller se recoucher dans notre auberge. Entourés cette fois dans nos copains et de nos copines qui étaient arrivés, eux aussi, de leur côté. Réveil cette fois par la ville sainte et son activité. La fatigue est bien là, mais les troupes se motivent. On ira visiter le mur des lamentations et la mosquée Al Aqsa. Plus fastidieux que je ne le pensais. Il y a des contrôles, encore, et encore, et encore. Je me fais scanner autant de fois qu’il le faut, mais j’y arriverai. En tant que touristes, nous ne pouvons accéder à la mosquée qu’en passant par le mur. Les fidèles eux, y ont accès directement. Les filles à droite, les garçons à gauche. J’enfile une kipa en carton posée là pour les visiteurs et m’enfonce dans la horde de croyants qui chuchotent, qui parlent, qui bougent, qui prient. Je profite de la spiritualité du moment et de l’endroit, c’est vrai que ce mur est assez impressionnant. Mais le vent ne cesse de pousser ma kipa du sommet de mon crane et je me retrouve constamment à la replacer correctement. Je me sens un peu con, ça me déconcentre. Les fidèles autour de moi ne semblent pas avoir ce problème, peut-être la foi visse-t-elle la kipa sur la tête, je ne sais pas. En tout cas ils sont plus crédibles que moi. Je bats en retraite et pars retrouver le groupe. On se dirige maintenant vers la mosquée. L’endroit est plus calme, plus vaste aussi. On aperçoit des chats qui gambadent à l’ombre des cyprès et des oiseaux qui fendent le ciel de leur plume et le silence de leurs cris. Le soleil est chaud, le dôme du rocher reflète ses rayons sur les mosaïques pour atteindre nos iris qui chercheront l’ombre des cyprès à leur tour. Il paraît que c’est ici même que Mahomet est monté au ciel. On n’a pas le droit d’entrer, alors on s’assied, on contemple, on admire. On se repose enfin, prêt à attaquer cette semaine si particulière pour nous. Cette semaine qui, un an et demi plus tard, vous aura mené ici, à plus de 3 000 km de là.
Hugo, 22 ans
Jérusalem – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Jérusalem, première ville que j’ai la chance de voir de mes propres yeux en dehors de l’Europe. La Palestine fait peur. Tout ce qu’on entend c’est que, là-bas, c’est la guerre ou, en tout cas, très tendu. Alors moi aussi j’avais peur. J’imaginais des tirs, des villes en ruines, des morts en rue… Quand on ne sait pas, on s’imagine… Moi qui n’étais encore jamais sorti du cocon européen, j’avais, sans doute, encore plus peur…
Après m’être renseigné, j’ai su que ce n’est pas ça que je verrais en arrivant. Et, en effet, la réalité y est toute autre. Pas de tirs, pas de villes en ruine, pas de morts en rue. Au contraire : le centre de Jérusalem est plein de vie. Avec ses centaines de boutiques aux milles couleurs, ses dizaines de « street-food » qui laissent échapper leurs odeurs et toutes ces personnes qui, comme moi, arpentent les rues de la Vieille ville. Malgré ce tableau idyllique, il plane quelque chose. Un sentiment d’oppression, comme si tout le monde faisait profil bas, car à la moindre petite étincelle tout peut exploser. Ce ressenti est évidemment renforcé par la présence de militaires israéliens, lourdement armés, postés à l’entrée de la ville et à chaque coin de rue. Ce qui appuie également cette perception, c’est la connaissance que j’ai de l’histoire de ce lieu saint et sacré pour les trois religions monothéistes. Il y a donc une réelle diversité qui, par définition, est appréciable mais qui ici, fait régner un climat de tension papable car il n’y a pas de réelle vie commune, ce n’est que de la simple cohabitation. Ainsi, toutes ces personnes très croyantes (ou non) ne font que se croiser, sans se parler, sans même parfois se regarder.
Tout ceci fait donc naître en moi une émotion particulière : entre sécurité et inquiétude, entre sérénité et étouffement. Harold, 22 ans
4) Jérusalem – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Je vais vous parler de Sadia que l’on voit sur la photo. Sadia, si jamais, ce n’est pas son vrai nom. Le témoignage que je vais vous livrer aurait pu être froid et rationnel, bourré de faits et de chiffres mais ce n’est pas ce que je veux. Je veux vous partager ce que j’ai ressenti et ce que j’ai vécu, ma vérité à moi, parce que ce genre d’expérience dépasse les mots. Sadia a toujours vécu à Jérusalem et nous fait visiter chaque recoin de sa ville, à sa manière. Bien sûr sa ville elle ne la voit pas comme dans les dépliants, bien sûr sa réalité n’est pas celle d’un conte de fée. Je ne me rappelle pas de tout, c’est sourd et c’était violent. Je me rappelle surtout du moment où le chemin nous mène devant sa maison, dans une petite ruelle du centre de Jérusalem. Elle nous livre son expérience à froid, parce que c’était nécessaire et c’est parce que c’est parfois nécessaire que je vous la transmets.
Pour Sadia c’est à 9 ans qu’elle s’est pour la première fois confrontée frontalement à la violence de l’occupation. Elle jouait dans la rue. Des civils israéliens, un homme et une femme se sont approchés, l’homme l’a frappée. Pourquoi ? Il doit bien y avoir une raison. Avec les copains, on a pris du temps à comprendre que cette question n’avait pas de sens, parce que la haine n’a rien de rationnel. Alors, au bout d’un moment, on arrête de se poser cette question, non sans laisser une partie de nous en chemin. L’homme la frappe donc et elle réplique en le frappant à son tour, peut-être parce qu’elle n’avait pas encore compris. L’homme sort alors une arme et la braque sur sa tempe, elle se calme, capitule et s’en va.
À 10 ans, une milice israélienne prend pour cible sa rue, c’est courant – ou en tous cas pas exceptionnel – et cela se passe en toute impunité. Ses parents ont été prévenus qu’ils arrivaient. Ils mettent sur les épaules des plus âgés les plus jeunes de la fratrie, ils sont 10 en tout. Leurs parents leur expliquent que lorsqu’ils entendront les coups, ils devront tous s’enfuir par les toits et courir le plus vite possible sans se retourner, sans s’arrêter. Ni pour maman, ni pour aucun des frères et sœurs. La porte du fond se ferme sur eux. Lorsque Sadia entend la milice entrer dans la maison elle s’élance et cavale sur les toits de Jérusalem, son frère sur le dos. Elle ajoute qu’elle ne s’est pas retournée. Est-il nécessaire de vous décrire son regard lointain et sa voix neutre quand elle nous décrit les évènements ? Heureusement pour Sadia, sa famille s’en sort saine et sauve ce jour-là. Les enfants ne sont plus des enfants et la vie n’a plus la même saveur. Ce jour-là, la milice israélienne a posé une bombe au milieu de la rue, deux jeunes fille de 15 ans se sont jetées dessus pour protéger leurs voisins.
Quelques années plus tard, Sadia se balade dans sa rue avec le même petit frère dans les bras. Des soldats israéliens s’approchent d’elle et tentent d’attraper son frère. Elle nous explique qu’elle s’est accroché à lui de toute ses forces et que pour rien au monde elle l’aurait lâché. Elle a reçu des coups mais elle a tenu bon. Ils lui disent qu’ils vont prendre l’enfant. Quand elle parle, on ressent l’intensité du moment. Non, rien n’aurait pu la faire lâcher. Un des soldats pointe finalement son arme sur elle. Mais cette fois, pour son frère, elle les regarde dans les yeux et leur dit de tirer : « I said shoot ». Elle avait 12 ans. Heureusement pour elle, des passants se sont interposés, elle a réussi à s’échapper en courant. Une journée banale peut être, je ne sais plus.
Quelques années plus tard l’armée israélienne enlève deux de ses frères, chose courante quand les palestiniens, et seulement eux, ne paient pas leur taxe d’habitation. Le premier de ses frères, bébé à l’époque est retrouvé quelques rues plus loin dans une poubelle, en vie heureusement. Le second est élevé loin de sa famille, dans la haine des palestiniens, ce sont encore les mots de Sadia. On lui dit qu’il est juif et orphelin. Lorsque arrive l’âge de s’engager dans l’armée – le service militaire étant obligatoire pour tout le monde en Israël – on lui demande de signer un papier affirmant qu’il est juif. Ses amis, qui s’engagent avec lui, n’ont pas dû signer ce papier. C’est à ce moment-là qu’il commence à se poser des questions. Il a finalement retrouvé sa famille, a appris qu’il était palestinien et qu’il avait 10 frères et sœurs.
On continue la visite, si je peux appeler ça comme ça. Pendant que Sadia continue de parler, plusieurs américains portant une kipa sur la tête nous interpellent et couvrent la voix de Sadia en la coupant. Ils nous demandent ce qu’elle nous raconte et nous expliquent qu’on est tous les bienvenus sur la terre d’Israël, que la vie ici c’est comme le paradis. Sadia réplique que Jérusalem-est est encore palestinienne. Ils haussent le ton en s’adressant à nous directement, nous demandant de ne pas écouter ce qu’elle nous raconte, que tout est faux, nous exhortant de rester ouverts d’esprit. Cette phrase m’est restée longtemps en tête, rester ouverte d’esprit ? Quelle est le sens de ce conseil après avoir vu ce que j’ai vu ? Ont-ils conscience de l’absurdité de cette phrase ? Il y a des vérités que l’on comprend au plus profond de nous, il y a des vérités que l’on observe de ses propres yeux. Leur réalité à l’air si éloignée de celle que je vois, de celle que je vis, il y a des choses qui ne trompent pas. On ne veut pas leur parler, ni les écouter, c’est trop dur, trop violent. L’histoire déjà difficile prend vie devant nous. L’échange m’a semblé extrêmement violent, pas dans les termes utilisés ni dans les gestes, mais dans la symbolique. On redescend un peu la rue, Sadia se retourne vers quelques-uns d’entre nous en nous tendant ses affaires. Elle nous explique que la dernière fois que cette situation est arrivée, les soldats l’attendaient en bas de la rue. Ils lui ont cassé les deux mains, arraché sa niqab et trainée par les cheveux sur 500 mètres jusqu’au poste où ils l’ont battue. Je comprends que vous ne me croyiez pas et on touche ici au cœur de ce que moi et mes amis nous avons ressenti sur place. L’injustice dans sa forme la plus pure, insupportable, irréelle, tellement que moi-même j’aimerais ne pas y croire, tellement qu’énormément de gens n’arrivent pas ou ne veulent pas y croire. On a tourné au coin de la rue, ensemble, on était 20 autour d’elle, je pense que c’était même inconscient. Derrière et un peu en retrait, j’ai été accostée par l’une des personnes avec qui nous avions eu l’altercation. Je ne sais pas si elle pensait que je ne l’avais pas reconnue, mais elle a essayé de connaitre l’identité de Sadia, comme une simple question entre touristes. J’ai tourné les talons sans répondre. Parfois les mots manquent.
Voilà un fragment de vie de la première palestinienne que nous avons rencontrée pendant notre mission d’observation en Palestine. Et crois moi que son cas est si banal ici que ça en est déchirant. Sadia, c’est elle qui, à la fin de sa visite dans la ville sainte, nous répète encore que ce n’est pas une question de religion, simplement une question d’occupation.
Sadia est une des personnes les plus courageuses qu’il m’ait été donné de rencontrer, c’est également la première fois que mon chemin croise un regard sans lumière et ce voile m’a glacé le sang.
Clara, 22 ans
5) Jérusalem – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Nous voilà dans Jérusalem Est, à quelques kilomètres à peine de la vieille ville de Jérusalem, plus connue sous le nom de «Terre Sainte», visitée par plus de 4,8 millions de touristes par an. Et pourtant, les terres palestiniennes se trouvant autour de ce centre historique sont négligées, abandonnées, ou dévastées quand les habitants palestiniens sont forcés de quitter les lieux.
A cet instant, nous sortions d’une conférence que nous accordait Abeer, une femme palestinienne résidente de Jérusalem depuis sa naissance, elle détient dès lors le statut de « résident palestinien ». Ce statut ne contient néanmoins pas les mêmes droits que les résidents israéliens de Jérusalem. Abeer incarne la lutte palestinienne, elle a fait face très jeune à la terreur qu’essayaient de lui imposer les soldats israéliens, et c’est pour ces tentatives de destruction de liberté qu’Abeer a décidé de devenir active dans la lutte palestinienne. Elle détient une organisation nommée le Centre féministe AlThouri Silwan. Ce centre a pour objectif de construire une société libre de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, d’améliorer leurs droits et leur sécurité et de promouvoir leur participation à la prise de décision.
Voici la photo d’un jeune garçon. Nous avons dû attirer son attention, il roula autour de nous avec son vélo pour ensuite susciter la nôtre. On constate ce contraste entre une ville délabrée en premier plan avec des voitures abandonnées et une ville à l’arrière-plan. On peut deviner qu’il s’agit de Jérusalem centre, laissant apparaître le toit doré de la Grande Mosquée Al Aqsa. Après de longues heures de témoignages et d’images de la part d’Abeer, sortir du centre et tomber sur ce plan contrasté au sens premier du terme était une confirmation de plus de l’injustice subie par la population palestinienne.
Chloé 22 ans
6) Bethléem – Novembre 2017
© Marie Qrn
À Bethléem, comme dans d’autres grandes villes en Cisjordanie, le Mur qui sépare l’État israélien de l’État palestinien est construit en béton, d’une hauteur de huit mètres.
Imaginez-vous grandir avec un mur en béton de huit mètres de haut en face de chez vous : c’est le symbole d’un manque de perspective d’avenir, de voir plus loin… C’est aussi le symbole de la peur et de la haine. C’est ce qui divise physiquement, mais aussi dans les cœurs.
C’est en juin 2002 que le gouvernement Sharon entame la construction d’un mur dit « de séparation ». Ce dernier provoque le morcellement du territoire palestinien en de petites enclaves isolées, séparant les palestiniens des uns des autres. Concrètement, cela signifie que les mouvements d’entrée et de sortie sont limités voire même impossibles. Se rendre au travail, se faire soigner, aller à l’école, rendre visite à ses proches… Tous ces déplacements sont devenus pénibles et difficiles.
En 2004, la Cour Internationale de Justice déclare le tracé du Mur illégal et exige son démantèlement, non respecté par Israël. La même année, l’ONU adopte une résolution exigeant qu’Israël s’acquitte de ses obligations. Pourtant, Israël ne se soumet pas à la résolution. Aujourd’hui, le Mur mesure plus de 780km et est toujours en construction.
Marie 27 ans
7) Bethléem – Novembre 2017
© Marie Qrn
Cette photo a été prise à Bethléem, en Cisjordanie. Nous pouvons voir derrière les militaires israéliens le Mur qui sépare l’État palestinien de l’État israélien. C’est justement à cet endroit que se trouve une base militaire israélienne, permettant ainsi aux soldats israéliens de pénétrer plus facilement en zone palestinienne. Or, depuis les accords d’Oslo de 1993, Bethléem, comme la plupart des grandes villes de Cisjordanie, se trouve en zone C, c’est-à-dire qu’il incombe à l’Autorité palestinienne d’y assurer la sécurité et l’administration. Ceci est la théorie. Dans les faits, comme nous pouvons le voir sur la photo, l’armée israélienne s’arroge fréquemment le droit d’y intervenir. C’est pour cela que, presque quotidiennement, les Palestiniens vivent avec la présence de soldats israéliens dans les rues, que ce soit en journée ou en pleine nuit.
Marie, 27 ans
8) Camp Aïda – Novembre 2017
© Marie Qrn
Nous voici dans le camp d’Aïda, un camp de réfugiés palestiniens datant de 1948. Ce camp, ayant plus de septante ans maintenant, abrite environ six mille habitants se transmettant le statut de réfugiés de génération en génération. Plus de 75% des habitants du camp sont des jeunes de moins de dix-huit ans. Le camp d’Aïda a la particularité d’être limité en partie par le Mur qui sépare l’État israélien de l’État palestinien. Un mur en béton de huit mètres de hauteur.
Une base militaire israélienne se trouve également aux abords du camp, ce qui engendre quotidiennement violence et souffrance : jets de pierres par les enfants palestiniens, riposte à balle réelle par les soldats israéliens, contrôles et arrestations aléatoires en journée et durant la nuit, gaz lacrymogène…
C’est dans cette situation précaire et cet environnement douloureux, où les enfants sont livrés à eux-mêmes, qu’est né un centre culturel. L’objectif du centre est tout d’abord de développer la créativité et l’expression chez les enfants à travers différents arts et activités. Leur mission consiste avant tout à approfondir leur sentiment d’appartenance et de résistance à la violence par des moyens non violents et « beaux ».
Les animateurs dans cette association doivent prendre complètement le contre-pied de ce qui se passe dans les rues du camp : le bruit, la violence, la provocation, l’absence de limites… Les enfants ont besoin d’un cadre sécurisant où l’expression et la création se font plus librement. Sur cette photo, nous pouvons découvrir avec émotion les visages paisibles de ces enfants en pleine séance de yoga.
Marie, 27 ans
9) Camp Deish – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Nous sommes le 5 septembre 2019, il est 18h30 et nous venons d’arriver dans le camp de Deish à Bethléem. Vous voyez, c’est un de ces fameux camps de réfugiés palestiniens, dont vous avez peut-être déjà entendu parler. Deish a été créé en 1949 au lendemain de la guerre israélo-arabe, sa densité de population dépasse aujourd’hui celle de Gaza, avec près de neuf mille habitants par km2.
C’est en rentrant dans le camp, qu’on est alors saisi par ce visage, celui d’un jeune homme qui semble avoir le même âge que nous. Et plus on avance dans le camp, plus ces visages se multiplient, hommes, femmes, jeunes, vieux. On se questionne, notre naïveté ne nous permet pas de croire que ces nombreux visages peints au mur sont ceux de personnes qui ont perdu la vie. Pourtant tout nous ramène à ça. On nous explique alors que ce sont des martyres, des palestiniens, majoritairement des jeunes, emprisonnés ou tués. J’imagine que vous vous demandez sûrement pour quel motif et je dois vous avouer que c’est peut-être la question qui nous a le plus tourmenté lors de ce voyage, mais les raisons sont multiples et pas toujours facile à intégrer : être tout simplement palestinien, s’être opposé à ce système injuste ou encore avoir commis un crime envers Israël. Je comprends surtout que pour ces jeunes c’est la guerre. Ils ont grandi sous l’oppression israélienne systémique et chaque mois, semaines, jours il se passe quelque chose. Une personne est arrêtée pour une raison encore plus farfelue que la précédente, un mariage n’a pas le droit d’être célébré, une maison est détruite ou une connaissance est tuée. Ces jeunes sont en détresse. En détresse, dans un monde qui ne fait rien face à l’injustice dans son sens le plus fort, face à la colonisation qui pour beaucoup semble être abolie dans le monde, mais surtout face à une vie sans avenir. Je me souviens m’être posée une question : Dans ces conditions, la valeur de la vie est-elle différente ?
Amélie, 23 ans
10) Camp Deish – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Voici Bilal, Aaya et leurs deux garçons : Ahmad et Munir, ce sont des noms d’emprunt. Ils habitent dans le camp de réfugiés de Deish au sud de Bethléem en Cisjordanie où ils nous ont accueillis pendant trois jours. C’est pour ma part le meilleur souvenir que je garde de ce voyage, c’est à leurs côtés que j’ai ressenti le plus de tristesse, le plus de joie et d’humanité. Sur cette photo vous pouvez les voir debout sur un immeuble en construction, qu’on ne construit plus ou qui a été détruit je ne sais pas, rien n’est vraiment en bon état ici. Derrière, une vue imprenable sur le camp. Si vous allez un jour en Palestine, vous reconnaitrez les maisons palestiniennes par les réservoirs noirs sur les toits. Ils n’ont accès à l’eau que quelques heures par semaine dans le camp, il doivent la stocker. C’est un peu près pareil partout sur le territoire, sauf pour les israéliens qui vivent parfois juste à côté et qui ont l’eau courante. Il y a des gravats partout, les ruelles sont étroites, le béton ici est roi et s’orne de la résistance de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants. Progresser dans ces ruelles c’est un peu comme un pèlerinage où on évolue entre les impacts de balles et les cris d’espoir et de liberté. Ce soir-là nous nous sommes assis au bord du bâtiment avec eux pour regarder le coucher de soleil tomber sur le camp. Ils sont heureux de nous faire visiter, on est heureux d’être là.
Voici un passage écrit le premier soir de notre arrivée qui vaut selon moi, toute les descriptions à postériori. « Nous venons d’arriver dans la camp de Deish, 1km² pour 17 000 habitants. Les gens sont très intrigués par notre présence, il y a beaucoup d’agitation autour de nous, c’est comme si on rentrait dans un monde dont on ne connait pas les règles. Le calme revient dès que l’on a passé la porte de Aaya et Bilal, la maison est accueillante, il y a une petite cour intérieure. On s’assied ensemble, leur présence est douce mais les sentiments grondent. Tout est intensifié, on ne sait plus les interpréter, on ne sait pas si on a déjà su ou si c’est parce que tout est nouveau. Certains copains ont plus de mal que d’autres, les règles ne sont plus les mêmes et on perd pied parce que c’est la première fois que l’on ressent l’insécurité. Après le repas, ils nous ont donné les règles à suivre en cas d’attaque cette nuit. Parce que oui, il faut savoir que c’est l’endroit le moins sûr de notre voyage. Le camp se fait attaquer environ une fois par semaine par l’armée israélienne et les snipers sont postés sur les hauteurs aux alentours. Est-ce qu’il faut en avoir peur ? J’en sais rien, je sais juste qu’en deux ans, 75 jeunes du camp entre seize et vingt-cinq ans se sont fait exploser les rotules par les snipers. Ces gens vivent dans la peur à chaque instant. Je pense que cet endroit nous réserve beaucoup de surprises puisque tout m’est inconnu. Je devrais avoir beaucoup de choses à écrire et pourtant rien ne me vient. Je suis dans un entre deux, l’impression d’être dans un rêve qui doit être le plus dur et le plus cruel que j’ai pu faire jusqu’ici et pourtant je me sens vivre comme si je me réveillais enfin d’un long sommeil. »
Un soir Aaya s’assied sur le muret de la petite cour où nous discutions tous, profitant du vent doux de la fin de journée. Il y a quelque chose dans l’air. Sans aucun signe extérieur nous sentons le temps ralentir et la présence de Aaya, pourtant silencieuse, se faire de plus en plus écrasante, on sent qu’il est temps d’écouter. Elle pose les premiers mots, l’air est chargé d’émotions et elle nous offrira ce soir-là le récit de son histoire. Ces moments de silence sont comme hors du temps, emplis de soutien, de compassion et de tristesse, comme nous englobant tous, où la voix de l’occupé dénonce ce qui lacère sa chaire. Bilal et Aaya ont tous les deux été en prison. Sans rentrer dans les détails qui lui appartiennent, Aaya dénonce l’enfermement arbitraire, la torture mais surtout les enfants qu’elle a entendu pleurer dans les cellules voisines. Sa voix tremble et s’en est trop pour moi aussi. J’ai honte de pleurer parce que je n’en ai pas le droit, parce qu’ils incarnent cette force irréelle et que c’est à nous d’être pour une fois les réceptacles de leur souffrance. Il existe une loi en Israël qui autorise l’enfermement d’enfants à partir de douze ans pour raison administrative. Pour aucune raison en fait, ou pour n’importe laquelle. Ils sont enfermés pour des durées indéterminées sans savoir pourquoi, sans savoir quand ils sortiront. Il y a énormément d’enfants dans les prisons israéliennes, enfermés pour faire plier les familles. Ils sont jugés par un tribunal militaire et non un tribunal pour enfants. Durant leur enfermement ils n’ont pas le droit de voir leurs parents. Il est reconnu au sein des organisations de défense des enfants et des prisonniers que ces stratégies sont utilisées en toute connaissance de cause pour les briser. Les enfants que nous avons rencontrés dans le camp, ceux que vont devenir plus tard Ahmad et Munir, parlent de la prison comme d’un endroit où ils retrouvent leurs copains. On comprend mieux lorsque l’on sait que 90% des palestiniens ont été enfermés au moins une fois dans les prisons israéliennes. Aaya et Bilal sont des piliers dans leur communauté, ils sont beaux, ils rayonnent. Ils ont tellement de force en eux, tellement d’amour les uns pour les autres. Les moments en famille que l’on partage avec eux sont doux, presque sacrés. Malgré tout ce qu’ils vivent et vivront encore ils n’abandonneront jamais leur terre, ils n’abandonneront jamais leur communauté. Il n’y a pas de haine, il n’y a que de l’amour même pour ceux qui les détruisent. Ce camp qui nous paraissait si difficile à appréhender au début est à la fin de ces trois jours l’endroit où je me sens le plus à ma place. Je veux rester, être à leurs côtés, partager leurs joies et leurs peines et m’emplir un peu plus chaque jour du Sumud palestinien.
Clara, 22 ans
11) Camp Deish – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
On venait probablement d’entendre le témoignage le plus émouvant de notre mission. Celui de Sireen, d’une femme, d’une mère qui a vécu des choses qu’on ne peut même pas imaginer. On sort de là complètement sonné mais une surprise nous attend : ce soir, on est invité à un mariage palestinien.
On descend les rues du camp pour que le minibus puisse venir nous chercher sur l’artère centrale. On attend deux – trois minutes et on commence à entendre des bruits de klaxon lointains. Pas un ou deux coups isolés, une vraie chorale qui approche de plus en plus. Un quad avec un mégaphone et un grand drapeau arrive puis repart pour revenir avec un long cortège de voitures. Vingt, trente, quarante voitures se suivent et on comprend vite qu’ils célèbrent la libération de l’un des leurs. Sa photo est partout sur leurs véhicules. Et d’ailleurs le voilà, en queue de cortège avec un énorme sourire. Il sort de 6 mois de prison pour un jet de pierre.
Un camion de jeunes passe devant nous, ces derniers nous regardent sans trop savoir qui nous sommes et ce que nous faisons ici. Deux secondes s’écoulent jusqu’à ce que l’un d’entre nous se lance et brandisse le « V » de la liberté suivi par plusieurs autres. Sur le camion, les visages s’éclairent, les sourires apparaissent, et leurs doigts en V répondent aux nôtres, tout le monde crie « Free Palestine ».
Ça fait trois jours qu’on est là et on a l’impression d’être un boxeur groggy au milieu d’un ring qui attend de se prendre le coup suivant. Eux, ont passé leur vie entière ici et célèbrent chaque petite victoire comme si c’était la plus belle et la dernière. Ce moment symbolise à lui seul le titre de notre exposition : Sumud, tenir, ne jamais céder, ne rien lâcher.
Thibault, 22 ans
12) Camp Deish – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
L’audio de cette photo est à prendre comme un complément à celui de la photo précédente. Elles ont été prises à quelques secondes d’intervalle.
Comme expliqué dans l’audio précédent, le cortège qui, devant nous, a descendu l’artère centrale de Bethléem, célébrait la libération d’un frère, d’un ami, d’un cousin, d’un homme condamné à 6 mois d’emprisonnement ferme pour un jet de pierre vers la police israélienne durant une manifestation. Cette anecdote met en relief toute l’appellation de « conflit israélo-palestinien ». Quand on parle de conflit, cela décrit une situation qui oppose au moins deux opposants se faisant face en sous-entendant un rapport de force équilibré. Il est important de comprendre qu’en Palestine, le rapport de force est tout sauf équivalent et que, derrière les interventions armées d’Israël justifiées par des tirs de roquettes palestiniens, il y a des chiffres qui ne trompent pas.
Selon les Nations Unies, depuis 2008, plus de 5500 Palestiniens sont morts directement à cause de l’occupation israélienne. 5500 Palestiniens contre 250 Israéliens, soit plus de 20 fois plus. Même si hier était dur et que demain sera sans doute encore plus dur, ils parviennent à célébrer le simple fait qu’un des leurs reviennent parmi eux dans une explosion de joie. C’est probablement le pied-de-nez le plus retentissant qu’ils puissent faire à un pouvoir oppresseur contre qui ils restent impuissants.
Thibault, 22 ans
13) Camp Deish – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Si vous me demandez de décrire le Sumud, je dédirais une partie de sa description à la culture palestinienne et, plus précisément, à l’art urbain.
Partout sur les édifices qui représentent la colonisation israélienne, les palestiniens ont répondu, par des dessins ou des fresques, de toutes les couleurs possibles. Ils peuvent représenter toutes les difficultés qui incombent de vivre dans un tel système ainsi que l’espoir qu’a ce peuple de retrouver un jour sa liberté.
Ces fresques ont aussi pour objectif d’embellir ces monuments, tel que le mur de séparation qui représente la souffrance et qui se trouve juste face de leurs maisons, écoles ou de leurs lieux de travail. Ces œuvres prônent des valeurs de paix, des valeurs humaines, avec parfois un peu d’humour et représentent souvent l’injustice. Ce sont des messages forts qui ne laissent pas indifférent. Ce tag ci est un de ceux qui se trouve dans le camp de Deish, il nous a été montré par Mahmoud lors de notre dernière nuit dans le camp et semble bien représenter la vie difficile qu’ils y mènent. Il se trouvait près d’une emblème de lutte palestinienne qui est un petit garçon, prénommé « Handala », et qui n’est autre que le logo de l’ABP LLN. Il a été créé par Naji al-Ali en 1969. Il représente un petit garçon de dix ans, pieds nus, comme les enfants dans les camps de réfugié. Il est dessiné de dos, les mains croisées en signe de refus aux solutions proposées par les israéliens et leurs alliés américains, le visage tourné vers la Palestine. Handala est le témoin muet de la souffrance du peuple palestinien et il ne dévoilera son visage que le jour où il retrouvera sa terre natale.
Amélie, 23 ans
14) Camp Deish – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Voici une rue typique du camp Deish qui est située le long de la rue principale de Bethléem et où habitent 15 000 réfugiés palestiniens. Ces réfugiés n’ont pas la même origine, les mêmes coutumes ou le même accent mais vivent ici en communauté.
Cette rue ne ressemble en rien aux rues de chez nous. L’espace est rempli à son maximum, les façades des habitations sont inhomogènes, les murs sont couverts de tags et de martyres, des câbles électriques sortent de partout et beaucoup de déchets jonchent le sol.
Sur nos 10 jours passés en Palestine, nous avons dormi 3 jours au camp Deish. Nous n’avions jamais vu d’endroit pareil. Ce lieu nous a paru irréel tellement il était éloigné notre réalité. Et pourtant, il est le quotidien de milliers de personnes.
Seuls quelques jours ont suffi pour qu’on s’y sente comme chez nous. En y rentrant après une journée remplie de témoignages aussi tristes qu’injustes, on pouvait enfin relâcher la pression, aidés par le sourire des enfants et la bienveillance des habitants du camp.
Aude, 22 ans
15) Wadi Fukin – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
L’homme que vous avez en face de vous, nous l’appellerons Malek. C’est un nom d’emprunt, dans le but de préserver sa véritable identité.
Malek est agriculteur à Wadi Fukin, une vallée à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Jérusalem, dans laquelle il cultive fruits et légumes. Nous avons été invités à manger sous ses vignes, à l’abri du soleil brûlant, entourés par les colonies au sommet des collines adjacentes. Ces colonies, vous les voyez en arrière-plan. Nous nous sentons observés par ces habitations, de plus en plus nombreuses au fil des mois. Nous nous installons et arrivons à profiter de ce moment convivial car nous sommes gâtés par la générosité de Malek. Il a ensuite pris le temps de nous expliquer son histoire, traduite par sa nièce présente sur place, qui vit la moitié de l’année en Belgique. C’est dur. Malek et sa femme sont seuls. Que ce soit pour travailler dans les champs ou pour subir les intrusions de l’armée. L’armée israélienne qui tente par tous les moyens de mettre des bâtons dans les roues des agriculteurs palestiniens en coupant l’eau pendant plusieurs jours, en déracinant des arbres ou tout simplement en les brulants. Tout cela sous le regard indifférent de centaines, voire de milliers, de colons surplombant la vallée. Chaque jour est un combat physique et psychologique pour préserver ses terres, préserver ses revenus, préserver un avenir pour sa famille dans l’espoir qu’un jour, justice soit rendue. C’est ce que les palestiniens appellent le Sumud.
Audric, 22 ans
16) Wadi Fokin – Mars 2019
© Aurélien De Bolster
On est le 7 mars 2019. Aujourd’hui, on visite la Vallée du Jourdain avec Malek de l’association « Solidarity with the Jordan Valley ».
On s’arrête à un endroit où la vue est dégagée sur la Vallée du Jourdain. Une seule maison en ruine et couverte de tags s’impose entre nous et la vallée. Malek explique qu’elle est le dernier souvenir d’un village entièrement détruit en 1967.
Il nous laisse visiter le lieu et nous laisse nous imprégner de la vue. Cette maison qui, bon an, mal an, se tient encore debout est devenue pour les habitants et les habitantes de la région un symbole de la résistance palestinienne face à l’occupation.
Malek nous emmène ensuite sous un arbre et nous conte cette fois où il est parvenu à arnaquer un soldat israélien. Il lui a échangé un petit fruit contre un fruit bien plus grand, sous prétexte que le petit fruit était européen et très cher sur le marché. En réalité, ce petit fruit provenait d’un arbre à moins de 3 mètres du checkpoint où ils se trouvaient.
Si l’anecdote le laisse pas mal hilare, il en tire néanmoins une conclusion bien plus « terre à terre » : « They are here. But they don’t know the land. We are trees : deep in the ground and up to the sky. » « Ils sont ici. Mais ils ne connaissent pas cette terre. Nous, nous sommes des arbres : ancrés dans le sol et s’élançant vers le ciel. » Derrière ses mots se cachent, je l’apprendrai au fur et à mesure, une sacrée dose d’expériences, une pensée révolutionnaire transmise à travers une attitude de comédien, un humour décalé néanmoins piquant et cynique. Il surprend, il bouscule, il émeut.
Donatienne, 25 ans
17) Wadi Fokin – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Cette photo a été prise à Wadi Fokin. Un village palestinien à 8 km de Bethléem. Ses habitants sont principalement des agriculteurs.
Sur cette photo, vous pouvez voir une plaine de jeu construite par une association italienne engagée pour la Palestine. Il y a un terrain de foot, un toboggan, des balançoires et quelques tables pour que les parents puissent surveiller leurs enfants.
Je pense que cette plaine de jeu a été construite pour permettre aux enfants du village de jouer, de rigoler et peut-être de s’évader le temps de quelques heures. Je dis s’évader car l’horizon des habitants de Wadi Fokin est assez réduit. D’imposantes colonies israéliennes empêchent de voir plus loin.
Comme vous pouvez le voir, les colonies se trouvent sur le haut des collines alors que le village, qui est situé à quelques centaines de mètres derrière la plaine de jeu, se trouve dans la vallée. Le contraste architectural est choquant. Wadi Fokin est un vieux village agricole poussiéreux alors que les colonies sont faites d’immenses immeubles modernes.
Je me demande comment les habitants de Wadi Fokin expliquent à leurs enfants la présence de ces immeubles, l’interdiction de s’en approcher et ce contraste architectural. Je me demande aussi comment une mère israélienne explique à son enfant qu’il ne peut pas aller jouer dans cette plaine de jeu, qu’il voit pourtant de son balcon. Cette plaine de jeu est une incarnation supplémentaire du Sumud palestinien, de cette résistance à l’oppression qui prend des formes diverses. Une plaine de jeu, rien de bien méchant me direz-vous ? Pourtant, Israël l’a détruite. Il faut croire que même les jeux pour enfants menacent sa sécurité nationale.
Aude, 22 ans
18) Hebron – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Notre mini-bus s’arrête, nous voilà enfin à Hébron. La musique se coupe avec le vrombissement du moteur. On débranche l’IPod et on se reconnecte avec le réel. Les rues grouillent d’activité comme souvent en Palestine. Les échoppes débordent d’objets en tous genres, de bonne bouffe et de bonnes odeurs. Les voix du marché s’entremêlent et se superposent pour former la particulière harmonie des villes orientales. On marche vers le centre-ville.
Jusqu’ici, rien de si particulier. On m’avait beaucoup parlé de Hébron. 800 colons et 1 500 soldats pour les défendre. Une ville séparée en deux zones : H1 où Israéliens et Palestiniens vivent ensemble, mais séparés, et H2 ou les Israéliens vivent séparés. Une ville séparée en deux étages aussi : Palestiniens en bas, colons israéliens en haut. Voilà ce que je savais. Mais je ne savais pas grand-chose. L’objectivité de ces informations se gagne souvent hélas au prix de leur désincarnation. Elles ne nous donnent rien de la réalité qu’elles décrivent pourtant : une réalité toujours vécue, souvent même éprouvée. Un voyage toujours sensoriel, ça c’est sûr.
On arrive aux portes du centre-ville devenues aujourd’hui des checkpoints. Nous nous dirigions déjà vers ces amas de métaux lourds et bruyants lorsque notre guide attira notre attention sur une plaque commémorative posée sur un vieux bâtiment délabré sur notre droite. Il s’agissait d’une mise à l’honneur d’un colon qui, quelques années plus tôt, au début des années 2000 il me semble, était entré dans une mosquée pour tirer sur des Arabes pendant leur moment de prière. Si je dis Arabe, c’est parce que les colons les appellent comme ça. Ils refusent de parler de Palestine, ils refusent de parler des Palestiniennes et de Palestiniens. Pour eux, il ne s’agit que d’Arabes, des Arabes qui peuvent survivre ici, peut-être, mais qui pourraient surtout aller vivre ailleurs, dans des pays arabes eux aussi. On se demande pour une xième fois depuis notre arrivée, comment c’est possible ? On est dépassés, complètement. Cette même incompréhension revient, 5ème jour elle s’accompagne maintenant de colère, se transforme parfois en lassitude. La boule au ventre, l’estomac retourné, la gorge nouée, le cœur serré, la tête en ébullition, nos corps nous deviennent étrangers, des éponges d’affects plus qu’à raison. Peut-être avons-nous perdu l’habitude de ressentir, ou peut-être que le ressenti ne tolère pas l’habitude. Sur le moment, je ne sais rien d’autre que ce qui me traverse.
Les présentations avec la ville sont faites, on entre maintenant dans H1 : la partie de la ville avec les colons au premier étage. On passe le checkpoint, et on aperçoit directement des grillages installés à quelques mètres du sol qui relient les deux côtés de la rue. Des plaques de plexi y recouvrent parfois les grillages et jonchent les façades. Ce dispositif dessine les artères du centre de la ville sainte. Pour les grillages, il s’agit d’éviter le jet de projectiles sur les passants. On apercevra en effet des meubles, des canapés ou des télévisions jetés depuis les balcons dans les rues adjacentes. Les plaques de plexi sont apparues plus tardivement suite à une série d’attaques à l’acide, les jets de pots de chambre étant monnaie courante depuis déjà bien longtemps. Lorsque les colons veulent descendre, l’armée les escorte en sommant les locaux de se tenir immobiles contre les murs, en attendant que les colons fassent ce qu’ils veulent. En attendant que les colons vivent. On croirait à un roman d’anticipation dystopique, on expérimente seulement une réalité quotidienne pour des milliers de Palestiniennes et de Palestiniens.
Ici, l’occupation vous colle à la peau. Où que vous posiez le regard, vous l’apercevez et elle vous suit. Baissez les yeux, vous verrez son ombre. Levez les yeux, vous ne verrez plus le ciel et ses oiseaux, vous la verrez elle avec ses bras de fer, sa cage thoracique d’acier et son cœur de glace. À certains endroits vous apercevrez des miradors, ou plutôt des miradors vous apercevront. Miradors vêtus de vitre teintées, ornés de soldats fusils d’assauts en bandoulière. Ces êtres anonymes s’y relayent pour vérifier que tout se passe bien, ou du moins que tout se passe normalement, dans le calme. Ici, les ombres pèsent sur les corps. Le panoptique y est réel. Rien n’y échappe. Ici, on colonise vos terres, mais on essaye aussi de coloniser vos rêves et aspirations. Ici, apercevoir le ciel débarrassé de ses grillages et barbelés pour y nicher votre imagination constitue un acte de résistance. Imaginer un ailleurs ici, rêver, y constitue un acte de résistance. Sumud, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Elles y croient, ils y croient, alors j’y crois. La vigueur et la force du peuple tiendra plus longtemps que les murs de l’occupant. La puissance des aspirations justes fera s’effondrer miradors et checkpoints. Les cendres de l’apartheid s’éloigneront enfin, portées par le souffle serein d’une liberté retrouvée.
Hugo, 22 ans
19) Hébron – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Cette photo a été prise dans l’une des nombreuses rues condamnées d’Hébron. Si l’on s’en réfère à la photo, nous venions de la gauche. Je dis ça parce qu’en réalité, en empruntant cette rue, je m’attendais plutôt à une jonction comme il en existe dans toutes les villes, un passage liant deux plus grandes rues. J’avais pas tout faux, mais surtout pas tout juste.
D’abord on ne vit que ce canapé rouge au bout de la rue, vide, signe d’une activité quand même très moyenne. Au fur et à mesure qu’on avança vers celui-ci, on commença à apercevoir les grilles et les barbelés, qui, inévitablement, invitaient notre regard à se poser sur le tas de déchets se trouvant à hauteur de leurs pieds.
Avant qu’on ait vraiment eu le temps de comprendre ou de demander à notre guide ce que ces grilles faisaient là, un homme et sa fille sont venus vers nous avec quelques keffiehs à la main. Ils étaient seuls et l’emplacement de ce magasin au fond de ce cul de sac défiait toute logique marchande. Ils se sont dirigés vers nous et après quelques refus polis du groupe, ils ont été s’assoir dans les canapés. Le guide a alors commencé à nous expliquer que cette rue commerçante était la plus foisonnante d’Hébron à l’époque mais que depuis l’arrivée des colons et des militaires, des centaines de magasins avaient fermé et certaines rues avaient même été condamnées. Celle-ci en fait partie. Une fois de plus on lisait dans le regard du guide et du commerçant l’amertume, la nostalgie et l’espoir presque éteint de retrouver un jour cette rue et ces commerces. Le tout sur un fond de déchets et de barbelés devenus fil rouge de ces rues condamnées. Je me souviens de la violence symbolique de ces barbelés à quelques mètres à peine du père et sa fille, comme un affront, comme un message. Un message qui leur disait : Cette rue n’est plus à vous et vous ne la récupérerez pas. Je me souviens du sentiment de provocation que faisaient naître ces amas de déchets ainsi que leur abondance. Un ton insolant s’en dégageait : Nous avons le pouvoir de condamner votre rue et nous en ferons ce que nous voulons, dans le cas présent, une déchèterie à ciel ouvert.
Alors que le guide terminait de nous expliquer que ces déchets étaient jetés du haut des fenêtres des colons, l’un ou l’une de nous pris cette photo, sans que personne ne le remarque. Personne ? En fait pas vraiment, il y a bien quelqu’un qui l’a vu , et qui, dans un regard sûr et tendre, fort et fragile, mature et naïf venait de lui donner la définition du Sumud.
Nicolas G, 22 ans
20) Hébron – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
On est à Hébron, dans une partie de la ville où vivent 40 000 Palestiniens pour 800 colons israéliens. Plus précisément, on est en zone H1 de la ville.
Ici en Palestine, la tendance est de diviser le territoire en zones. Pour quelles raisons? Je n’ai pas vraiment eu le temps de chercher des pistes de réponse. Ça fait un bon bout de temps qu’on marche à travers les rues de la ville avec notre guide qui nous raconte plein d’histoires pas très cool: persécutions, humiliations, arrestations. Les lieux semblent grouiller d’histoires morbides. Morbides, mais bien réelles. Même pas besoin de chercher à savoir si ce qu’il dit est vrai, les expressions de son visage témoignent des violences qu’il a dû voir. Ça ne le rend pas pour autant moins sympathique. Ici en Palestine, on vous raconte des atrocités que vous n’auriez même pas imaginées possibles sur un ton monotone. Le drame est devenu banalité. Mais c’est pas pour ça qu’on perd le sourire. Enfin bref.
On s’arrête pour faire une pause au pied de ce grand bâtiment beige entouré de grillages. A côté du poste militaire israélien, j’aperçois des enfants. Je me dis que je vais enfin pouvoir un peu souffler, prendre un bol d’air en les observant jouer. L’un d’entre eux s’agrippe au grillage, commence à crier des choses que je ne comprends pas. Je capte son regard, on se fixe quelques secondes dans les yeux, puis il finit par cracher dans ma direction. Son regard est rempli de haine. La scène est violente. La scène est d’autant plus violente que jusque-là, j’avais eu la naïveté de croire que les enfants étaient épargnés jusqu’à un certain âge. Je n’oublierai pas la leçon.
Nicolas D, 22 ans
21) Hébron – mars 2019
© Zoé © Aurélien De Bolster
« Station d’attente » de Amir Hassan
« Assise, depuis plus de trente ans, depuis que le chant de la guerre a fait le tour du village, depuis que les hommes sont partis à la recherche de la paix perdue, depuis ce mensonge antique, depuis que la rose n’est plus la rose, depuis que l’hiver égorge la beauté des saisons, depuis que les retrouvailles ne sont plus possibles et depuis que la mort a tenu ses promesses.
Assise comme un vieux papier qui résiste face à la poussière, la mémoire est faible, cependant l’oubli n’y a pas trouvé sa place.
Le corps est fragile mais le cœur bat encore, indifférent, juste pour l’harmonie et la symphonie du geste. Je n’ai pas vu les années passer, elles étaient toutes complices. Je n’ai pas senti les cheveux blancs pousser dans le champ sur ma tête. Des cheveux comme une couronne de sagesse dans ce vieux royaume qui n’a plus envie de repeindre le ciel avec trois couleurs, n’a plus envie de confisquer les nuages, la pluie et n’a plus envie de faire du temps des leçons d’histoire pour une génération naïve. Une génération qui croit à tout quand ce vieux royaume prend du recul.
Ô fils de ma patrie, je ne vous regarde plus depuis que j’ai appris que le dernier regard n’adoucit pas l’adieu, ne fait pas revenir les martyrs, ne rassure pas les futures victimes de la machine aveugle de la guerre .
Ô soldats de mon pays, qu’elle est noire ma nation sans vous, qu’il est hypocrite ce Noël sans vous, qu’elle est cruelle la vie sans vous et qu’elle est profonde la poésie après vous. Voyez en moi l’invisible, comprenez en moi l’incompréhensible, regardez bien comment la guerre transforme les dames en stations d’attente.
Regardez bien comment la guerre a fait de la terre un énorme cimetière gris, où les morts ont du mal à mourir correctement, dignement. Un cimetière où les orphelins semblent être des courriers sans adresse et où les graines germent sur les cadavres des innocents.
Ô soldats, je n’ai plus le privilège de parler comme avant, le silence a fait de moi son fief, et le temps m’a fait oublier les mots, à part vos prénoms car ce ne sont pas des mots, mais des rimes.
J’aurais aimé vous dire combien de jeunes rêveurs sont passés par là, devant mes yeux, à cette époque où mes yeux avaient encore le droit de bouger de droite à gauche. A cette époque, où ils avaient encore le droit de croire au retour des arbres combattants, j’aurais peut-être crié pour briser cette atmosphère maudite qui vous dicte des mensonges horribles, qui vous dit que la guerre fait des héros.
Regardez la neige triste autour de moi, elle a mes larmes, mes pleurs. Sans parler que ce soleil ancien n’ose même pas apparaître face à la grandeur de cette montagne de douleur et de chagrin. Pourtant, avant, je ne savais pas que le chagrin pouvait être un pays, je ne savais pas que les femmes pouvaient être des demeures de deuil à jamais. Le rythme des canons n’est pas plus fort que le rythme du silence que nous portons au creux de nos cœurs. Nous, femmes de la planète masculine guerrière ; nous, les derniers refuges pour les instants qui assassinent ; nous, les figures qui feront de beaux tableaux à la mairie ; nous, les soldats inconnus sur la place de la république ; nous, les oubliées sur un banc dans les jardins publics ; nous, les enterrées vivantes dans ce monde sophistiqué ; nous, la longue queue aux portes des cliniques et des boulangeries ; nous, les statues nues que les regards des passagers violent sans merci ; nous, le message de paix qui parle sans voix, les cris sans bruit, les caresses et les câlins parfumés d’amour, les prières tardives qui font veiller Marie, les chants rebelles qui luttent contre l’injustice, et le regard profond qui dit tout ou qui ne dit rien du tout. »
Zoé, 23 ans
22) Hébron – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Nous nous dirigions vers Hébron, cette ville dont on avait entendu beaucoup d’histoires et qui m’intriguait, m’intéressait mais surtout m’effrayait. Je ne savais pas à quoi m’attendre, alors que les histoires me semblaient tellement loin de ce que je pouvais éventuellement imaginer.
En arrivant dans la ville notre guide nous attendait, il nous salue sourire au lèvre, un sourire qu’encore maintenant je peine à comprendre. C’est avec lui que nous rentrons dans la ville, nous restons proche de lui, intéressés, peut-être aussi un peu craintifs, perdus dans une réalité qui nous est inconnue. Alors que la séparation et l’oppression étaient cachées à Jérusalem où nous étions passés quelques jours auparavant, il est vite clair que l’oppression et la séparation sont, à Hébron, au cœur de la dynamique de la ville. Filets, barrières, passages interdits, checkpoints. Un petit sentier en terre pour la circulation des palestiniens et, séparé par une petite barrière, la même route bétonnée du côté israélien. Les histoires du guide s’accumulent, et mon écoute s’estompe, combien d’histoires horriblement injustes et dures puis-je encore écouter sans m’écrouler? Nous marchons et sentons cette séparation. À chaque coin de rue une petite tour de soldats israéliens qui observent tous nos faits et gestes. Alors que nous nous trouvons dans une rue palestinienne en contre bas d’une petite colline où s’est installée une école israélienne, les enfants nous regardent d’en haut à travers le grillage, ils nous crie de ne pas écouter notre guide. C’est un menteur. Les insultes tombent du haut de la colline.
Nous continuons notre route jusqu’à arriver à l’endroit que vous voyez sur la photo. Un checkpoint pour rentrer dans la zone israélienne. De l’autre côté, les rues sont calmes, désertes, c’est shabbat. Le guide désire que nous visitions cette zone. Nous aussi on désire découvrir cette autre vie à quelques mètres de nous. Nous sommes obligés de montrer nos passeports pour pouvoir rentrer dans la zone. Nous, petits belges blancs avec nos airs innocents, passons le contrôle un à un. Cependant, notre guide, lui, ne peut pas passer. Il est retenu, son nom noté. Criminel d’avoir voulu nous faire visiter la ville dans laquelle il est né. Nous rentrons dans la zone, accompagnés de soldats armés, mais seuls, sans le guide qui nous avait accompagné jusque-là. On marche, je me retourne, je le vois, impuissant mais résilient et patient, car ce n’était bien-sûr pas la première fois.
Léa, 23 ans
23) Checkpoint 300 – Septembre 2019
© Thibault de Bueger
Les palestiniens qui vont travailler de l’autre côté du mur se lèvent tôt. Je me rappelle, on s’était questionné sur le fait de se rendre sur place ou non. Le voyage était chargé (en rencontre et en émotion), la fatigue commençait à se faire sentir doucement. Mais pour nous, il n’en était pas question. Comment aurions-nous pu dormir ce matin-là, alors qu’eux subissent, depuis tant d’années, le rituel que je m’apprête à vous décrire. Nous nous lèverions le lendemain pour voir de nos propres yeux une réalité qu’on nous avait expliquée.
Il faisait encore noir quand nous sommes arrivés sur place. Et pourtant, une foule affluait. Une vraie fourmilière, qui se dirigeait vers un endroit, le mur. Impressionnant, immense, menaçant. Chaque jour, des milliers de palestiniens franchissent la ligne verte pour aller travailler. Ils s’engorgent dans un goulot, éclairé d’une lumière crue, pour pouvoir passer un à un dans le tourniquet que vous pouvez apercevoir en arrière-plan.
Les travailleurs sont stressés, pressés. Le passage d’un côté à l’autre peut prendre jusqu’à deux heures. Il faut donc parfois se lever à trois heures du matin pour être à temps sur son lieu de travail. Une fois passé le premier tourniquet, contrôle du permis de travailler en territoire israélien, caméra braquée sur chaque visage, scanne des affaires, … Rien n’est mis en place pour faciliter le passage. Les tourniquets sont parfois fermés de longues minutes sans raison. Dans cette ambiance lourde, palpable nous sommes restés jusqu’aux premiers rayons de soleil, abasourdis, muets. Avec pour seul souhait : se réveiller.
Lancelot, 23 ans
24) Checkpoint 300 – Septembre 2019
© Aurélien De Bolster
Levés avant l’aube. Ciel rose-mauve dont on profitera seulement quelques instants. Encore faut-il penser à détacher son regard des épaules du collègue de devant. Quelques piécettes dans la poche du pantalon qu’on troquera contre une gorgée de café servi dans un petit verre en carton. Jeter le carton au sol, pas de poubelles de toutes façons. Seulement un mur sur la gauche qui étouffe, qui rabaisse, qui écrase. Quelques bouffées de cigarette avant de la compresser entre sol et semelle. À nouveau, pas de poubelles. Seulement le mouvement de corps plongés dans un clair-obscur, avançant selon un rythme cassé par l’ouverture et la fermeture répétitives d’un portique métallique qui remplit sa mission chaque jour: rappeler leur condition d’enfermement aux milliers de travailleurs qui le franchissent. Penser un bref instant à ses deux enfants et à sa femme qu’on a laissés seuls au camp. Au service qu’il faudra rendre au voisin en retour de celui qu’il nous a rendu la veille afin de réparer la tuyauterie qui nous procure un minimum d’eau. Surtout ne pas penser à la longue journée de travail qui nous attend, travail qui desservira de toutes façons notre cause, mais dont le piètre revenu nous est indispensable pour survivre. Et puis, tout le monde n’a pas la chance d’avoir un permis de travail. Najib, à qui je viens de donner un coup d’épaule sans faire exprès, a un permis moins avantageux que moi. Le rouleau se compresse, on doit s’approcher du portique. Je lève la tête, plus que quelques pas et mon tour viendra. Je ne suis pas Palestinien, je n’ai jamais vécu cette réalité. Pourtant, la longue file silencieuse que je vois défiler devant moi depuis plus d’une heure m’a poussé à imaginer cette scène. Le soleil se pointe timidement à l’horizon, nous repartons sans que le flot n’ait cessé. Il occupera mon esprit une bonne partie de la matinée.
Nicolas D, 22 ans
25) Naplouse – Mars 2019
© Ysa Ponette
Pour certain.e.s dans le monde, le vendredi est synonyme de relâchement, de libération car il marque la fin d’une semaine et le début d’un weekend. Dans les territoires palestiniens occupés, le vendredi est synonyme de résistance.
Chaque vendredi se déroulent des manifestations un peu partout sur le territoire. Ce vendredi-là, nous nous étions rendus à une manifestation dans la ville de Naplouse. Les personnes sur place manifestaient contre le barrage d’une route dressée par Israël. Les palestinien.ne.s devaient emprunter un chemin différent à cause du barrage, ce qui les forçaient à faire un détour de plusieurs heures pour arriver à la même destination. Pourquoi ? Dans quel but avait-on décrété que le peuple palestinien ne pourrait plus emprunter ce chemin ?
À notre arrivée sur place, je pouvais apercevoir au loin une fumée noire très dense. Celle-ci provenait de pneus que les palestinien.ne.s brûlaient. Alors que je ne voyais pas encore ce qui se passait, je pouvais déjà ressentir l’atmosphère tendue qui régnait sur place. On nous avait briefé un peu à l’avance de comment ça allait se passer, on m’avait dit « si on te dit de courir, tu cours ». Je n’avais alors pas compris tout de suite l’ampleur de ce que signifiait ces mots, parce que jusqu’ici je n’avais jamais participé à une manifestation où les personnes en face tiraient à balle réelle sur les manifestant.e.s. Nous nous sommes rapprochés de la manifestation qui était alors encore pacifique, les palestinien.ne.s discutaient et chantaient quelques slogans. En face, on pouvait apercevoir des militaires israéliens, armés de fusil et autres projectiles. Des premiers projectiles lacrymo ont été lancés sur nous pour nous forcer à reculer et à rentrer dans le village. La scène qui se peignait devant moi m’a paru invraisemblable. Face à ces gens armés, le seul moyen de résister pour les palestiniens était à coup de lance pierre et à l’aide de vieilles poubelles pour se protéger. Je me suis alors demandée comment il leur était possible de tirer sur ces personnes qui, pour la plupart, n’étaient que des enfants et des adolescents ayant pour seule défense, les pierres qu’ils trouvaient sur le sol. Je pense que c’est réellement à ce moment-là que j’ai compris que ce qu’on m’avait dit quelques jours plus tôt. Je n’ai réussi à le concevoir qu’en voyant ce qu’il se passait à cet endroit, en sentant l’adrénaline s’insérer dans tout mon corps, en entendant les voix de mes amis et d’inconnus se mélanger et s’unir pour crier : COUREZ. Oui, c’est à ce moment-là que j’ai compris que la vie d’un.e palestinien.ne ne valait rien aux yeux des israélien.ne.s.
Zoé, 23 ans
26) Bethléem – Novembre 2017
© Marie Qrn
Texte de Mahmoud Darwish« Sur cette terre Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : il y a sur cette terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre. »
Marie , 27 ans